Et quelquefois j’ai comme une grande idée de Ken Kesey

Alors que la grève installée à Wakonda étrangle cette petite ville forestière de l’Oregon, un clan de bûcherons, les Stampers, bravent l’autorité du syndicat, la vindicte populaire et la violence d’une nature à la beauté sans limite. Mené par Henry, le patriarche incontrôlable, et son fils, l’indestructible Hank, les Stampers serrent les rangs… Mais c’est sans compter sur le retour, après des années d’absence, de Lee, le cadet introverti et toujours plongé dans les livres, dont le seul dessein est d’assouvir une vengeance.

Première phrase : Dévalant le versant ouest de la chaîne côtière de l’Oregon… viens voir les cascades hystériques des affluents qui se mêlent aux eaux de la Wakonda Auga. (si c’est pas une super invitation ça…)

Édition : Monsieur Toussaint Louverture

Nombre de pages : 799

Mon avis :

Alors, petit paragraphe du départ du : pourquoi j’ai lu ce livre qui a priori n’avait pas grand-chose pour m’attirer mise à part sa jolie couverture ? Déjà, on m’a pas mal conseillée de le lire, il est selon la même personne « le meilleur livre qu’il a lu de sa vie », donc quand je l’ai vu à la bibliothèque, malgré ses 800 pages, je l’ai embarqué dans mon sac. Alors certes j’ai mis au moins deux mois à le lire, mais c’est à cause du travail, d’autres lectures, de la fac… Absolument pas parce qu’il ne m’a pas plu, bien au contraire.

D’habitude je fais à ce moment un rapide résumé de l’histoire à ma façon, mais cette fois-ci je n’en ferai rien, car je suis rentrée dans l’histoire sans en savoir plus que « c’est une histoire de bûcherons dans une bourgade où il pleut tout le temps ». Et si au début j’ai été un peu perdue, je m’y suis vite retrouvée. Donc je vais essayer de vous parler de ce livre grandiose sans trop en dire sur l’intrigue générale, mais seulement sur les personnages.

Les personnages, évoquons les donc plus en détails. Il y a tout d’abord la famille Stamper, qui aux premiers abords nous apparaît de manière plutôt désagréable car présentée par le village qui lui en veut. On comprend dans les quelques pages suivantes que ce qui nous est présenté là est la fin du roman, cependant c’est tellement énigmatique, que rien ne peut nous laisser présager ce qui va suivre, ou ce qui a précédé selon le point de vue.

Les Stampers sont une grande famille de bûcherons dont Henry a été le chef de l’exploitation, avant que son fils Hank reprenne la barre. Famille avec un fort passé, ils nous sont présentés comme des hommes forts, voyageurs et fiers. Le demi-frère de Hank, Lee qui habite en ville sera appelé car il manque des hommes sur l’exploitation pour finir le contrat en cours à temps. Une vieille rivalité existe entre ses deux frères, rivalité qui sera la clé du roman, ce sur quoi beaucoup de choses se basent. Elle instaure un climat de tension tranquille tout au long du livre, une sorte de routine mais dans laquelle un trouble de plus en plus grand s’installe. Cela aurait pu donner quelque chose de répétitif et ennuyeux, mais non. Ken Kesey sait captiver son lecteur grâce à plusieurs choses.

Tout d’abord la tension monte très lentement, voire de manière insidieuse mais on la sent quand même, on a envie de savoir ce qu’il va arriver, comment un tel roman peut se finir. Ensuite le style. Ah le style de Ken Kesey… Il aurait pu écrire n’importe quoi, rien que pour le style je l’aurai lu. Il casse les codes, il bouleverse le lecteur, le transporte d’un point de vue à un autre. On peut d’une phrase à l’autre changer de narrateurs, passer d’une première personne à une troisième personne de narration, le « je » n’est pas toujours le même (parfois Hank, parfois Lee, parfois Henry…), les pensées des personnages se croisent et se répondent… Et ce qui pourrait choquer si c’était mal fait passe ici comme une lettre à la poste, on se rend parfois compte de ces changements que quelques pages après qu’ils aient eu lieu. Ce style narratif si particulier est soutenu par des jeux de typographies : parenthèses, italique, guillemets ou non, majuscules… Bref une virtuosité hors du commun pour manier les mots (ce qui rend le roman parfois difficilement accessible, on peut être pas mal déstabilisé au début) et le maniement des esprits de ses personnages. Personnages qui constituent le dernier (bon l’avant dernier finalement) point d’accroche du roman dont je voulais vous parler.

Le fait que l’on soit presque forcément dans leur esprit à un moment à un autre nous rapproche d’eux, nous fait les comprendre, on les voit devenir réels sous nos yeux, on s’y attache, ils deviennent des personnes à part entière. Ce qui peut provoquer de fortes émotions quant au bout de 750 pages de connaissance l’auteur nous met au centre du tsunami émotionnel qui a lieu. Pleurs, colère, tristesse, compassion, empathie, fureur, rien ne m’aura été épargné pendant ma lecture, et je crois bien que c’est le livre pour lequel j’ai versé le plus de larmes tant de frustration et de colère que de tristesse. Mais ce n’était pas pour autant une « lecture éprouvante », je ne m’étais pas particulièrement identifié aux personnages, mais j’avais l’impression de les connaître, d’être un membre de la famille, silencieux et inactif, qui voyait tout ce qu’il se passait. Petits mots sur les personnages, les générations précédentes de la famille Stamper sont présentées au début du roman, on peut donc s’y perdre un peu, mais ce n’est pas grave, il faut continuer, tout se met en place progressivement et de manière très fluide.

Dernier point, la bourgade, Wakonda, et ses habitants. Ils font également partis des points de vue que l’on va avoir, des petites histoires qui se tissent au fur et à mesure des pages, et c’est très plaisant de sortir parfois de la maison des Stampers. D’une part ça nous sort de cette maison isolée à la tension parfois lourde, et d’autre part cela nous permet de voir comment les Stampers sont considérés. Le Snag, bar de la bourgade ou tout se passe constitue un lieu phare de ce roman et on s’y imaginait facilement l’ambiance grâce aux descriptions du barman.

Ce roman peut intéresser beaucoup de monde par les nombreux thèmes qu’il aborde comme le suicide, l’adultère, la famille, la mort et le deuil, les oppositions qu’il soulève entre ville et campagne, éducation et travail physique. Tous traités de manière intéressante et parfois très subtile, sans jugement et a priori.

Bref, jetez-vous sur ce pavé dès les grandes vacances (ou tout de suite), si je n’irai pas jusqu’à dire que c’est le meilleur livre que j’ai lu de ma vie, c’est de loin le style le plus inventif et maitrisé que j’ai pu lire, et puis sérieusement, qui peut résister à ce titre (sachant que la suite, parce qu’il est tiré d’une chanson, est « de me jeter dans la rivière ») et à cette couverture ?!

Et j’en profite pour remercier la maison d’édition Monsieur Toussaint Louverture qui a travaillé pendant huit ans sur ce titre avant de pouvoir le publier enfin en France (sorti en 1964 aux États-Unis !), ils ont fait un travail formidable et je vous encourage à aller voir leur site qui est une mine de trouvailles inattendues.